Voyage à l’Ouest Recherche

Dernière mise à jour : 08/10/2018

Maintenant que j’ai écrit un article déboulonnant l’idée que le bâton de Sun Wukong ancrait la voie lactée, je veux maintenant écrire un article sur son plus grand tour de force dans Voyage vers l’Ouest. Cet exploit a lieu au chapitre 33, après que Zhu Bajie a été capturé par deux frères démons, les rois Goldhorn (Jinjiao Dawang, 金角大王) et Silverhorn (Yinjiao Dawang, 銀角大王). Le roi Silverhorn, le plus jeune des deux, entreprend alors de capturer Tripitaka mais est obligé de recourir à la ruse lorsqu’il apprend que le moine est protégé par Sun Wukong. Il se transforme en un vieux taoïste allongé au bord de la route avec une jambe cassée. Le moine a pitié et oblige Singe à le porter sur son dos. Cependant, l’immortel voit le déguisement et prévoit de jeter son protégé du haut d’une falaise. Mais…

Alors que le Grand Sage s’apprête à le faire, le monstre connaît instantanément son plan. Sachant comment invoquer les montagnes, il eut recours à la magie du déplacement des montagnes et du déversement des océans. Sur le dos de Pilgrim, il fit le signe magique avec ses doigts et récita un sort, envoyant la montagne Sumeru dans les airs et la faisant descendre directement sur la tête de Pilgrim. Un peu surpris, le Grand Sage pencha la tête sur le côté et la montagne atterrit sur son épaule gauche. En riant, il dit : « Mon enfant, quelle sorte de magie de pression du corps utilises-tu pour coincer le vieux Singe ? C’est très bien, mais un poteau de travers est plutôt difficile à porter. »

Le démon se dit : « Une montagne ne peut pas le retenir. » Il récita un sort une fois de plus et invoqua la montagne Emei dans les airs. Pèlerin tourna à nouveau la tête et la montagne atterrit sur son épaule droite. Regardez-le ! Portant deux montagnes, il se mit à poursuivre son maître à la vitesse d’un météore ! À sa vue, le vieux démon transpirait de partout et se murmurait à lui-même : « Il sait vraiment comment soulever des montagnes ! » Exerçant son esprit encore plus, il récita un autre sort et envoya la montagne Tai presser la tête de Pilgrim. Avec cette magie de la Montagne Tai appuyant sur la tête, le Grand Sage fut submergé alors que sa force diminuait et que ses tendons s’engourdissaient ; le poids était si important que les esprits des Trois Vers à l’intérieur de son corps explosèrent et que le sang jaillit de ses sept ouvertures (Wu & Yu, 2012, vol 2, pp. 108-109).

Nous voyons ici que Singe est capable de porter avec succès le poids des deux montagnes Sumeru et Emei, tout en courant après son maître « avec la vitesse d’un météore ». C’est assez impressionnant, même s’il finit par être écrasé sous le poids d’une troisième montagne (fig. 1). Il convient de prêter attention aux montagnes particulières utilisées dans cet épisode. Commençons par Sumeru puisque c’est la première mentionnée.

Saiyuki illustré des années 1950 - Détail du Singe écrasé sous 3 montagnes (petit)

Fig. 1 – Singe piégé sous les trois montagnes alors que le roi Silverhorn enlève Tripitaka, le cheval-dragon, et Sha Wujing (version plus grande). Tiré de The Illustrated Journey to the West, un livre pour enfants publié en 1950.

Robert &David (2013) décrivent le mont Sumeru (Ximi shan, 須彌山 ; Miaogao shan, 妙高山) comme:

L’axe central de l’univers dans la cosmologie bouddhiste ; également connu sous le nom de mont Meru. Le mont Sumeru se dresse au milieu du monde comme son axe et a une hauteur de huit lieues… Les pentes du Sumeru sont la demeure des demi-dieux, et ses parties supérieures sont les cieux des quatre rois célestes. Au sommet de la montagne se trouve le ciel des trente-trois, gouverné par le roi des dieux, Sakra. Au-dessus du mont Sumeru sont situés les cieux restants du royaume des sens (p. 896).

Un poème du chapitre quatre du Voyage en Occident décrit ce que Singe voit lorsqu’il vient pour la première fois vivre au ciel en tant que gardien des chevaux célestes. On peut lire dans un passage : « Trente-trois demeures ont été trouvées là-haut, / Avec des noms comme le Nuage épars, le Vaisravana, le Pancavidya, le Suyama, le Nirmanarati… » (Wu & Yu, 2012, vol 1, p. 146). Le traducteur Anthony C. Yu note :  » Le verset fait ici allusion au ciel d’Indra avec ses trente-trois sommets (trāyastriṃśa) et aux six cieux du désir (devalokas) « , qui sont situés au sommet du mont Sumeru (Wu & Yu, 2012, vol 1, p. 510, n. 1). Par conséquent, le ciel décrit dans le roman est situé sur la même montagne cosmique que celle de la cosmologie hindo-bouddhiste, ce qui signifie que Monkey soutient avec succès l’axe de l’univers sur une épaule.

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Fig. 2 – Le mont Sumeru indiqué en or. L’emplacement des 33 cieux/mansions susmentionnés est indiqué en rose. Un grand océan cosmique est indiqué en bleu (version plus grande). Adapté de Robert & David, 2013, p. xxxii.

Le mont Emei (Emei shan, 峨嵋山 ; 峨眉山) est l’une des quatre montagnes sacrées bouddhistes de Chine. Elle est considérée comme extrêmement importante car la tradition chinoise pense qu’à son entrée dans l’Empire du Milieu en provenance de l’Inde, le bouddhisme s’est répandu à partir de cette même montagne pendant la dynastie Han orientale et a proliféré dans toute la Chine. La montagne s’élève à 10 167 pieds, ce qui la rend plus haute de 3 000 pieds que les autres montagnes sacrées bouddhistes. Cet endroit est censé être la demeure céleste du Bodhisattva Samantabhadra, ce qui en fait le saint patron d’Emei (Robert &David, 2013, pp. 282-283).

Je tiens à réitérer le fait que Sumeru et Emei sont tous deux importants pour le bouddhisme. Non seulement Singe soutient l’axe même de l’univers bouddhique sur une épaule, mais il soutient sur l’autre la montagne même à partir de laquelle la religion est censée s’être répandue en Chine. Je ne sais pas si c’était l’intention initiale de l’auteur-compilateur, mais il semble que ce tour de force puisse être un symbole du fait que Singe « soutient » littéralement le bouddhisme en protégeant son maître lors de leur voyage en Inde. Après tout, le Xuanzang historique (玄奘, 602-664) sur lequel le Tripitaka est basé est considéré comme l’un, sinon le, traducteur de textes bouddhiques le plus prolifique de l’histoire du bouddhisme chinois (Robert & David, 2013, pp. 1015-1016).

J’en viens maintenant au mont Tai (Taishan, 泰山), la montagne qui finit par avoir raison de la force surnaturelle de Sun Wukong. C’est l’une des cinq montagnes sacrées de la Chine, qui diffèrent des quatre homologues bouddhistes mentionnées ci-dessus. Le mont Tai était l’épicentre d’un culte d’État dans la Chine ancienne, où les rois-sages et les empereurs des millénaires passés s’y rendaient pour accomplir des sacrifices au ciel, obtenant ainsi le droit de régner ou d’atteindre la vie éternelle. Une entrée dans le Classique de l’histoire (Shujing, 書經, 4e siècle avant J.-C.) suggère que cette pratique remonte au roi-sage Shun (3e millénaire avant J.-C.) (Poo, 2011, p. 20-21). En raison de sa grande importance culturelle et historique, la montagne a fini par être reconnue comme un monolithe adamantin, dont le nom même était utilisé comme une métaphore de quelque chose d’insondablement lourd, qu’il s’agisse d’une mesure de poids physique ou d’une importance philosophique. Par exemple, le philosophe Mozi a participé à un débat sur la plausibilité de son école de pensée au sein de la société chinoise. Son adversaire affirmait : « Selon nous, on ne peut pas plus la mettre en pratique qu’on ne peut soulever le mont Tai et sauter par-dessus une rivière avec ! ». Mozi souligna le caractère non pertinent de la métaphore en répondant : « Quant à soulever le Mont Tai et sauter par-dessus les rivières avec, personne, depuis les temps anciens jusqu’à aujourd’hui, depuis le début de l’humanité jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais réussi à le faire ! » (Watson, 1999a, p. 71). Un autre exemple nous vient de l’historien Han Sima Qian qui a écrit : « Un homme n’a qu’une seule mort. Cette mort peut être aussi lourde que le mont Tai, ou aussi légère qu’une plume d’oie. Tout dépend de la façon dont il l’utilise » (pp. 371-372). La montagne représentait donc la chose la plus lourde imaginable dans la culture chinoise. Il n’est donc pas étonnant que même le Singe ne puisse résister à son poids.

L’idée que le Mont Tai symbolise un objet lourd a influencé le nom d’une technique du XVIIe siècle liée au développement de la boxe Taiji, appelée  » Écrasement avec le poids du Mont Tai  » (Taishan yading, 泰山壓頂) (fig. 3), qui consiste à grimper sur un adversaire (Henning, 2009, pp. 78 et 82). Incidemment, le nom de cette technique est aussi un dicton chinois courant faisant référence à quelqu’un qui subit beaucoup de stress (Gao, Wang, & Weightman, 2012, p. 191).

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Fig. 3 – « Écraser avec le poids du mont Tai ». Tiré de Henning, 2009, p. 78 (version plus grande).

Je trouve intéressant qu’après avoir facilement supporté le poids de deux montagnes bouddhistes, le mont Tai soit la goutte d’eau proverbiale qui a fait déborder le vase. Le Mont Tai représente l’histoire et la culture chinoise native, tandis que Sumeru et Emei représentent le bouddhisme, une religion non-native de l’Inde. Par conséquent, cet épisode pourrait être lu comme une lutte entre les aspects nationaux et étrangers de la culture chinoise. Considérant que les monstres se révèlent plus tard être des assistants taoïstes de Laozi envoyés par le ciel pour tester la résolution des pèlerins (Wu & Yu, 2012, vol. 2, p. 145), il est possible que le conflit soit entre le taoïsme, une religion indigène chinoise, et le bouddhisme.

Cette théorie n’est évidemment pas parfaite, cependant. Par exemple, Laozi révèle que c’est en fait le bodhisattva Guanyin qui a demandé que les jeunes gens soient envoyés (Wu &Yu, 2012, vol. 2, p. 145). Cela explique-t-il pourquoi un esprit taoïste convoquerait deux montagnes bouddhistes pour écraser le Singe ? Je suis intéressé par ce que les autres pensent.

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Fig. 4 – Une peinture moderne de Hanuman soulevant la montagne (version plus grande). Tout le mérite revient à l’artiste original S. Keerthi.

Enfin, je voudrais noter que l’exploit de Sun Wukong de soulever des montagnes rappelle un épisode du Ramayana (4e-c. avant notre ère) dans lequel le dieu-singe Hanuman ramène une montagne chargée d’herbes magiques pour soigner les blessures du frère de son maître, Lakshmana (fig. 4). Hanuman est l’incarnation vivante de la force (shakti) en Inde (voir par exemple Alter, 1992). Le singe est censé être vaguement basé sur Hanuman (Walker, 1998), il pourrait donc y avoir un lien entre les deux cas de soulèvement de la montagne.

Mise à jour : 08/10/2018

L’exploit de Monkey semble être basé sur une histoire indigène chinoise et non sur le Ramayana. Il y est fait allusion pour la première fois au chapitre 33 lorsque le démon s’exclame que le Grand Sage « sait vraiment comment faire percher les montagnes ! ». Un poème prononcé par Sun Wukong au chapitre 67 confirme le lien :

Purvavideha était ma maison ancestrale,
J’ai fait de la culture sur le mont Fleur-Fruit.
Je me suis incliné devant le patriarche du cœur et de l’esprit
et j’ai perfectionné avec lui les arts martiaux.
Je peux dompter les dragons, remuer les mers;
Je peux bâter les montagnes pour chasser le soleil.
Pour lier les monstres et les démons, je suis le meilleur;
Mouvant les étoiles et les planètes, j’effraie les fantômes et les dieux.
Les vols du ciel et de la terre me donnent une grande renommée,
D’un changement illimité, le beau singe de pierre est mon nom (Wu &Yu, 2012, vol 3, p. 243).

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Fig. 5 – Erlang polissant les montagnes (version agrandie). Artiste inconnu.

« Je peux polir les montagnes pour chasser le soleil » (shan hui dan shan gan ri tou, 善會擔山趕日頭) est une allusion claire à l’ancien conte « Erlang transporte des montagnes pour chasser les soleils » (Erlang dan shan gan taiyang, 二郎擔山趕太陽). Ce conte décrit comment l’ancienne terre était assaillie par de nombreux soleils qui brûlaient la terre, rendant impossible toute culture. Voulant mettre fin à ce fléau, le héros Erlang porte deux montagnes suspendues à un arbre et, à l’aide de chaussures magiques, chasse chaque soleil, utilisant le poids des deux masses terrestres pour écraser les corps célestes superflus (担山赶太阳, n.d). Outre l’exploit de soulever deux montagnes, la poursuite en flotte de chaque soleil par Erlang (gan taiyang, 趕太陽) préfigure le singe  » donnant la chasse à son maître avec la vitesse d’un météore  » (fei xing lai gan shifu, 飛星來趕師父).

Il est intéressant de noter que « Erlang portant des montagnes » (Erlang dan shan, 二郎擔山) est une posture courante chez Shaolin, et une variante avec bâton apparaît même dans le Recueil d’ouvrages militaires (Wubei zhi, 武備志, vers 1621), un traité Ming sur les armements militaires et les techniques de combat (fig. 6). Le bâton rappelle évidemment la perche (ou dans ce cas l’arbre) qu’Erlang utilise pour supporter le poids des montagnes.

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Fig. 6 – La posture du bâton « Erlang portant les montagnes » (version plus grande).

Sources:

Alter, J. S., & OUP. (1992). Le corps du lutteur : Identité et idéologie en Inde du Nord. Berkeley, Calif : University of California Press.

Gao, W., Wang, A., & Weightman, F. (2012). Un manuel de termes culturels chinois. Bloomington, Indiana : Trafford On Demand Pub.

Henning, S. (2009). Taijiquan : Symbole de la culture traditionnelle des arts martiaux chinois. Journal des arts martiaux chinois (1), pp. 76-83.

Poo, M. (2011). Préparation à la vie après la mort dans la Chine ancienne In Olberding, A., & Ivanhoe, P. J. (Ed.) Mortality in traditional Chinese thought (pp. 13-36). Albany : State University of New York Press.

Robert, E. B. J., & David, S. L. J. (2013). Le dictionnaire Princeton du bouddhisme. Princeton University Press.

Walker, H.S. (1998). Indigène ou étranger ? Un regard sur les origines du héros du singe Sun Wukong. Sino-Platonic Papers, 81, 1-117.

Watson, B. (1999a). Mozi : Utilité, uniformité et amour universel In De Bary, W. T. & Bloom, I. (Ed.) Sources of Chinese Tradition : Volume 1 : From Earliest Times to 1600 (pp. 64-76). New York : Columbia University Press.

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